Ces pensées qui nous font vivre un enfer
« Ces pensées qui nous font vivre un enfer ». Ce sont les mots qu’utilise Stromae pour nous décrire, avec talent, ses ruminations. Les ruminations peuvent être définies comme des pensées négatives récurrentes. Vous ressassez vos problèmes, vos échecs, des regrets ou des souvenirs douloureux ? Alors vous avez à faire à ces fameuses ruminations. Dans un article récent, les chercheurs Watkins et Roberts (2020) ont passé en revue la littérature scientifique sur le sujet et je vais tenter de vous en expliquer les éléments les plus intéressants !
Longtemps considérées comme des conséquences de la dépression, la recherche montre que les ruminations jouent, en réalité, un rôle central dans la dépression et les troubles anxieux.
En effet, des chercheurs ont trouvé un moyen facile de rendre plus tristes et dépressifs des gens qui sont d’humeur négative. Il suffit de leur demander de réfléchir, pendant quelques minutes, à leurs symptômes, ainsi qu’aux causes et conséquences de ceux-ci. Cela fonctionne ! Quelques minutes de ruminations et la détresse émotionnelle est déjà nettement amplifiée…
En plus, les ruminations ne se contentent pas de nous mettre le moral à zéro, elles nous sabotent à bien des niveaux. Elles nous rendent moins efficaces pour trouver des solutions à nos problèmes. Notre cerveau est tellement pris par les pensées négatives qu’il a moins de ressources pour accéder aux solutions. Et comme si cela n’était pas suffisant, les pensées négatives nous rendent plus pessimistes. Ainsi, on juge inefficace la solution trouvée malgré tout. Les ruminations nous poussent donc à baisser les bras ou à ne pas essayer. Elles s’en délectent car l’échec ainsi provoqué va nous faire culpabiliser et sera le sujet de nos prochaines ruminations. Le cercle vicieux est alors mis en place !
Schéma 1. Le cercle vicieux des ruminations
Impact sur la santé mentale
Les ruminations ont un impact négatif sur la santé mentale. Les personnes qui ruminent facilement ont un risque accru de développer des troubles divers : anxiété, dépression, stress post-traumatique ou alcoolisme par exemple, sans parler de l’impact délétère sur le sommeil. Les ruminations prolongées peuvent également entraîner une détérioration de la mémoire, une diminution de l’estime de soi, des problèmes relationnels et une baisse de la satisfaction globale de la vie. En bref, ruminer, ce n’est vraiment pas bon pour la santé… Analysons à présent les mécanismes qui alimentent les ruminations.
Les ruminations vues comme une habitude
Dans leur article, Watkins et Roberts mettent en avant les mécanismes qui sous-tendent les ruminations. Tout d’abord, les chercheurs se sont rendus compte que la rumination était souvent une habitude que nos parents nous avaient transmise. Nous les avons vu faire alors, inconsciemment, nous intégrons le fait que, lorsque notre humeur est négative, ruminer est une réaction normale.
Ruminer pour atteindre un objectif
Un deuxième mécanisme mis en évidence est le lien entre les ruminations et les buts non atteints. Nous aurions tendance à ruminer dès que nous avons l’impression que nous n’allons pas atteindre un objectif fixé. Le processus de départ est normal et adaptatif, nous avons des pensées répétitives qui visent à trouver une solution en vue d’atteindre l’objectif qui est mis à mal. Le processus devient problématique lorsque ces pensées répétitives sont accompagnées d’une humeur négative et ne sont pas orientées vers la recherches de solutions. Alors, les pensées répétitives deviennent improductives. L’une des manières de faire la distinction entre les pensées répétitives constructives et les ruminations est leur durée. Quelqu’un qui rumine pendant des heures est probablement aux prises avec des ruminations « inutiles », celles qui sapent juste le moral et nous éloignent un peu plus de notre objectif, ce qui nous donne encore plus envie de ruminer !
Avez-vous tendance à choisir des objectifs peu réalistes ? Vos objectifs sont-ils dictés par l’extérieur plutôt que le reflet d’une valeur profonde ? Voulez-vous atteindre ces objectifs surtout pour ne pas vous sentir coupable ?
Dans ce cas, attention, vous êtes sur la pente glissante qui mène aux ruminations… Et les perfectionnistes empruntent souvent ce chemin. Lorsqu’on veut que tout soit parfait, on est vite frustré par le résultat ! De nombreuses études scientifiques font ainsi le lien entre le perfectionnisme et les ruminations.
Mais il y a un autre mécanisme vicieux souvent retrouvé chez ceux qui ruminent : l’objectif d’être heureux (et de ne jamais être malheureux). L’importance du bonheur personnel est largement transmis dans nos sociétés occidentales comme un objectif enviable à chacun mais il a un effet pervers. Qui peut dire qu’il est heureux tout le temps ? Nous sommes automatiquement traversés par d’autres émotions que la joie. Si nous interprétons, par exemple, la colère ou la tristesse comme la preuve que nous n’atteignons pas notre objectif, nous enclenchons le processus de rumination qui va nous plonger dans un état de mal-être.
Schéma 2. Le cercle vicieux de la pression au bonheur
Un rôle important des mécanismes attentionnels
En (neuro)psychologie, on distingue une série de capacités qu’on appelle les fonctions exécutives. Elles concernent notamment la mémoire de travail, la flexibilité mentale et l’inhibition. Ceux qui ont de bonnes capacités exécutives auraient plus de facilités à se désengager des pensées désagréables, à inhiber ce réflexe de ruminer pour orienter leur attention vers d’autres pensées. En d’autres mots, arrêter de ruminer peut donc faire appel à un mécanisme attentionnel conscient : je décide de porter mon attention sur autre chose. Il est à noter que ceux qui ont un TDA(H), c’est-à-dire un trouble de l’attention, ont généralement un déficit dans ces mêmes fonctions exécutives. C’est là une piste intéressante mais peu étudiée pour comprendre les difficultés à se défaire des ruminations que peuvent rencontrer les personnes TDA(H).
Les biais de pensée
Lorsqu’on est d’humeur négative, on a vite tendance à donner plus d’importance aux informations négatives de notre environnement qui vont nous donner des raisons supplémentaires de ruminer. C’est l’un des phénomènes qui explique pourquoi il est si difficile de se débarrasser des ruminations. Des chercheurs ont, par exemple, démontré que les personnes qui ruminent beaucoup accordent plus d’attention, dans une liste de mots, à ceux qui ont une connotation négative ou à regarder davantage les visages à valence négative (une expression faciale agressive, par exemple). De plus, elles mémorisent plus aisément les informations négatives et interprètent manière pessimiste des informations ambiguës. En d’autres mots, ceux qui ruminent rangent au placard les lunettes roses et ont tendance à regarder leur environnement à travers des lunettes sombres bien moins sympathiques.
Un style de pensée abstrait qui attire les ruminations
Certains traitent l’information de manière plus abstraite et décontextualisée. Les personnes qui ont ce style de pensée se demandent continuellement « pourquoi ». Celles-ci vont beaucoup plus facilement ruminer par rapport à ceux qui ont un style de pensée plus concret et qui se focalisent sur l’expérience directe et contextualisée. Ces personnes cherchent à savoir « comment » faire. En d’autres termes, se demander « comment faire » pour aller mieux est souvent plus thérapeutique que de réfléchir longtemps au « pourquoi » on se sent mal. Dans certains cas, l’abstraction peut vous être utile mais si la réponse au « pourquoi » aboutit à des pensées dévalorisantes, c’est certainement que l’abstraction vous joue des tours et ne vous rend pas service. A ma connaissance, il n’y a pas d’étude sur le traitement abstrait de l’information et le haut potentiel intellectuel mais ce serait une piste de recherche intéressante qui pourrait nous permettre de mieux comprendre les ruminations des personnes à haut potentiel qui consultent.
A ce stade, je suis en train de me dire que cet article se concentre sur les « pourquoi » et risque ainsi de vous faire ruminer ! Mais rassurez-vous, les ruminations ne sont pas une fatalité. De nombreuses interventions concrètes ont prouvé leur efficacité afin de rendre ces pensées moins envahissantes.
Stratégies d’intervention
Plusieurs stratégies peuvent aider à réduire les ruminations et à améliorer la santé mentale. La TCC (thérapie cognitivo-comportementale) centrée sur les ruminations a été spécifiquement développée dans ce but. Cette thérapie comprend plusieurs étapes. On cherche d’abord à comprendre l’utilité, parfois cachée, que peut avoir les ruminations pour la personne.
Par exemple, Grégory est un garçon qui rumine beaucoup à propos du manque de respect des autres à son égard. Si son voisin fait trop de bruit, il rumine au lieu d’aller le trouver. Avec le thérapeute, ils vont se rendre compte que la rumination est utile pour Grégory car cela lui permet de rester dans l’inaction et de ne pas aller trouver la personne qui le dérange. En effet, il a peur de ne pas savoir gérer ses émotions et de rentrer dans les mêmes crises de colères dévastatrices que celles que connaissait son père. Se rendre compte de ce processus va aider Gregory à changer ses stratégies. Il va alors se rendre compte que les ruminations arrivent presque toujours quand il s’empêche de communiquer à quelqu’un qu’un comportement le dérange.
Dans un deuxième temps de la TCC centrée sur les ruminations, le thérapeute va faire en sorte que le patient adopte un style de pensée plus concret et moins abstrait en cas de rumination. L’idée étant de transformer les « pourquoi » en « comment ». Par exemple, plutôt que de me demander « pourquoi personne ne me propose-t-il jamais d’activité intéressante ? », je peux réfléchir à « comment faire pour pouvoir réaliser des activités intéressantes avec d’autres ? ». De manière générale, la thérapie vise à mieux être conscient de ses schémas de pensée négatifs et à changer les habitudes qui mènent aux ruminations. La compassion envers soi-même et les autres y prend enfin une place importante. Les premiers résultats de ce type de thérapie sont très encourageants. Par exemple, dans une étude de 1999 sur un groupe de patient dépressifs déjà en traitement (notamment avec des antidépresseurs), 62% parviennent à être en rémission lorsqu’on ajoute la Thérapie TCC centrée sur les ruminations contre seulement 25% avec une thérapie TCC plus classique.
La thérapie cognitive basée sur la pleine conscience a également un effet positif sur les ruminations. Ces groupes de pleine conscience ont prouvé depuis plusieurs années leur efficacité pour réduire les risques de dépression. Leur effet sur les ruminations n’y serait pas pour rien. En effet, les participants y entraînent leur capacité à maintenir leur attention sur leur respiration, à prendre conscience de leurs pensées, sensations et sentiments en toute acceptation, sans jugement. Cette manière de faire peut alors permettre de casser le cercle vicieux de la rumination, lorsqu’on n’atteint pas un objectif. La connexion avec le corps permet une meilleure attention à nos besoins, développe l’acceptation et nous désengage des pensées répétitives négatives.
Il est à noter que d’autres techniques que la pleine conscience tel que l’entrainement au contrôle attentionnel (attention control training) sont également efficaces contre les ruminations. Dans cette thérapie, on fait écouter des sons distincts à des patients qui doivent se focaliser sur une partie d’entre eux, de manière à entrainer l’attention sélective. Les études montrent que cet entraînement semble efficace pour aider à se désengager des pensées désagréables lorsqu’on commence à ruminer.
Conclusion
Les ruminations sont un processus cognitif courant mais souvent néfaste qui peut avoir un impact significatif sur la santé mentale. Mieux cerner ses ruminations et leurs mécanismes sous-jacents est crucial pour mieux éviter leurs pièges. Heureusement, les ruminations ne sont pas une fatalité. En changeant certaines habitudes, en cherchant des solutions concrètes ou en entrainant notre attention, nous pouvons éviter leurs pièges. Cette démarche nécessite parfois l’intervention d’un thérapeute. En effet, il peut être difficile de se battre seul contre ces pensées qui nous font vivre un enfer…
Source
Watkins, E. R., & Roberts, H. (2020). Reflecting on rumination: Consequences, causes, mechanisms and treatment of rumination. Behaviour Research and Therapy, 127, 103573.
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